Christian SAUTTER samedi 12 novembre 2005
Lettre à mes amis 215
Voir loin, agir proche
"Paris brûle", titrait récemment la Stampa. Voici un bel exemple de l'exagération qui domine cette crise française depuis qu'elle a débuté à Clichy-sous-bois, dans le fameux département de Seine- Saint-Denis.
Rappelons les faits. Il y a une quinzaine de jours, deux gosses, se disant poursuivis par la police, se sont réfugiés dans un transformateur d'Électricité de France et ont été électrocutés. Au moment des faits, la police a nié qu'elle ait pourchassé les jeunes rentrant d'un match de foot. Aujourd'hui, elle l'admet. L'émotion fut grande mais digne dans cette commune où les parents, les élus et les aînés ont appelé au recueillement et au calme. Peu de temps après, une grenade lacrymogène a été lancée dans une mosquée, et les circonstances de cette provocation ne sont toujours pas claires. Les incendies de voiture, provoqués par des jeunes en colère, se sont alors multipliés dans les quartiers de la banlieue parisienne.
Le Ministre de l'Intérieur rentre alors en scène, et l'expression semble particulièrement judicieuse. Le "parler simple" dont il se vante devient simplissime : les jeunes des quartiers difficiles de banlieue sont de la racaille. Le Petit Robert nous indique que la racaille est une populace méprisable et cite Camus : " Si l'on mettait toute cette racaille en prison, les honnêtes gens pourraient respirer."
Les "honnêtes gens" approuvent cette déclaration virile du ministre et tous les jeunes de la Seine-Saint Denis, confondus dans la même condamnation, deviennent solidaires des incendiaires. Les feux se multiplient autour de Paris, dans toutes les cités où ont été entassés les immigrés dont l'industrie automobile avait besoin dans les années 1960. Ils s'étendent en province, car les mêmes "cités" de logements sociaux ceinturent les grandes villes du pays. On atteint, au bout d'une semaine, un pic de 1400 voitures brûlés en une nuit. Et le ravage s'étend à quelques-unes des rares boutiques de ces quartiers en difficulté, à des écoles, à des crèches, à des antennes de police. On peut noter pour les journalistes de la Stampa qu'il n'y a eu quasiment aucun incident dans Paris intra-muros.
Les médias, par leur décompte soigneux des feux et des quartiers touchés, entretiennent un climat où les gamins veulent se faire remarquer. Et l'on ergote à perdre haleine sur les propos incendiaires de Nicolas Sarkozy.
Le gouvernement entreprend alors de décréter l'état d'urgence. Il semble que le Premier ministre en ait décidé ainsi en accord avec le Président de la République, dont le rôle constitutionnel de garant des institutions s'est borné à une courte déclaration télévisée ne marquant guère les esprits, en particulier ceux des excités des faubourgs.
L'état d'urgence, c'est l'artillerie lourde du maintien de l'ordre. Il n'a joué qu'en des circonstances exceptionnelles : la guerre d'Algérie en 1955 et en Nouvelle-Calédonie en 1988. L'état d'urgence suspend l'exercice de libertés publiques importantes. Il permet d'instituer un couvre-feu. Mais aussi de perquisitionner à toute heure du jour et de la nuit sans autorisation judiciaire, d'interdire les rassemblements, de fermer des cafés et autres lieux de rencontre, de contrôler les moyens d'information.
Très curieusement, cette annonce extrêmement forte a donné suite à très peu de décisions concrètes. Les préfets n'ont pas immédiatement institué le couvre-feu en région parisienne, où la crise avait pourtant débuté. Et en pratique, les interdictions n'ont porté que sur la présence nocturne des mineurs dans les rues, dans quelques villes. Cette décision, raisonnable, pouvait d'ailleurs être prise par les maires sans avoir besoin de l'arme de dissuasion massive de l'état d'urgence.
Au moment où la crise semblait se stabiliser, voire commencer à régresser, la pluie et le froid pesant autant que les injonctions gouvernementales, le Ministre de l'Intérieur en a remis une couche en annonçant que les jeunes adultes condamnés pour incendies devraient être expulsés vers leur pays d'origine et, semble-t-il, que les nés français pourraient être déchus de leur nationalité et connaître le même sort. Ces moulinets, prenant beaucoup de liberté avec le droit, ne peuvent concerner les mineurs français qui sont responsables de la plus grande partie des feux.
Cette crise fait apparaître au grand jour le mal-être des jeunes de banlieue, problème structurel, et le côté pyromane de Nicolas Sarkozy, problème conjoncturel.
D'abord la crise qui remonte à loin et qui cumule des fautes et des espoirs. La permettre faute est d'urbanisme : les nouvelles populations immigrées ont été logées dans des cités construites de façon industrielle sur les terrains les moins coûteux, les plus ingrats et les plus éloignés des transports en commun. Je me souviens, préfet d'Île-de-France, d'avoir visité le Val-Fourré avec le maire de Mantes, Paul Picard, et Chanteloup-les-Vignes avec son maire, Pierre Cardo. Les cités étaient repliées sur elles-mêmes et ces élus locaux d'immense qualité faisaient des miracles pour créer du lien social, des emplois, un peu de douceur de vivre dans les froides colonnes d'escalier de barres sans âme. Ils s'appuyaient sur des associations qui encadraient les jeunes par le soutien scolaire, le sport, la musique. Aujourd'hui, les élus sont toujours à l'ouvrage mais tant de subventions ont été coupées par l'État que les associations sont aux abois.
De ces cités, confortables au moment de leur création, sont partis tous ceux qui pouvaient acquérir un pavillon de grande couronne. Ceux qui sont restés, particulièrement nombreux parmi les immigrés, sont devenus, malgré les dévouements locaux, les délaissés de la société.
Deuxième faute : la crise économique. L'industrie automobile a licencié et les effectifs de travailleurs peu diplômés ont fondu. Ce sont les immigrés qui ont le plus été touchés mais toutes les couches populaires ont été frappées.
Troisième faute : le racisme. Les sociétés sont plus tolérantes à l'autre par beau temps. Dès qu'il vente, c'est un réflexe de se méfier de son voisin s'il est différent par la couleur de peau, la religion, l'origine ethnique. Le contrat social, dont la charte est la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, a pour but de lutter contre ce racisme instinctif en proclamant que les hommes sont libres et égaux en droits.
Les jeunes de ces cités sont des Français en droit mais sentent souvent qu'ils sont des sujets sans droits, les victimes d'indéniables discriminations pour entrer dans les boîtes de nuit comme dans les entreprises.
Mais il y a des motifs d'espoir. Ces jeunes ne peuvent être tous mis dans le même sac. Nombreux sont ceux qui travaillent bien à l'école, et l'on peut donner au passage un grand coup de chapeau aux enseignants des ZEP (Zones d'Enseignement Prioritaire créées par un grand ministre de l'Éducation nationale, Alain Savary, en 1984), qui les aiment, les accompagnent et leur font même parfois faire du théâtre ! Les filles, dans leur très grande majorité, veulent sortir de leur quartier, de leur milieu familial où leur avenir serait subordonné. Et tant de garçons aussi font de grands efforts.
Il y a, il est vrai, deux groupes d'adolescents qui font problème. Ils sont une minorité mais c'est de cette minorité agitée que l'on parle par priorité. Les uns vivent dans une économie clandestine, basée sur la rapine, la drogue, encadrés par des grands qui sont de vrais criminels. Il paraît que dans les quartiers contrôlés par des bandes organisées, les déprédations ont été limitées : les gangs n'aiment pas que la police ou la télévision vienne troubler leur discrète impunité.
Les autres ont quitté le système scolaire et traînent dans les rues, entre quatorze et dix-huit ans, désœuvrés. Ce sont probablement eux qui ont voulu s'illustrer dans les incendies récents.
Que faire ? Les "politiques de la Ville", lancées par Hubert Dubedout à Grenoble dans les années 1970, amplifiées par Bertrand Schwartz durant les années 1980, institutionnalisées par la création de ministères et de délégations administratives, n'ont pas été à la hauteur du défi. Mais au moins avaient-elles le mérite de vouloir patiemment s'attaquer au problème, en s'appuyant sur le milieu associatif, la police de proximité et les enseignants. Il faudra aller plus loin, beaucoup plus loin.
Pour répondre à la crise urbaine, les logements sociaux devront être intégrés dans tous les quartiers urbains, comme la loi le prévoit qui impose 20% de logements sociaux dans toute commune et qu'ignore superbement des municipalités prospères telles que Neuilly sur Seine. Les amendes devront être dissuasives. Les ghettos, où le désespoir fermente, devront être défaits progressivement, après que leurs habitants aient été relogés.. Ce sera un acte de solidarité courageux, car nous aimons bien les logements sociaux, certes, mais au loin si possible. En clair, les nouvelles lois d'urbanisme devront aller à l'encontre du sacro-saint droit de propriété.
Pour contrer la crise économique, la machine doit être relancée, comme on l'a souvent expliqué dans des lettres antérieures. Mais il faudra aller au-delà pour contrer les discriminations à l'embauche. Le CV anonyme est une possibilité parmi d'autres.
Pour affaiblir le racisme, il ne suffira pas de bonnes paroles. Il faudra passer à l'action. François Hollande propose de limiter à 15 élèves les classes en ZEP. Si les années en ZEP comptent double pour les enseignants et que les effectifs des classes sont réduits de moitié, il y aura un vrai changement et un épanouissement de talents.
Il est indispensable aussi de simplifier les programmes, de laisser plus d'autonomie aux enseignants, plus de temps libre pour le sport, la musique et autres activités d'éveil. Je pense enfin qu'il faudra généraliser la méthode des quotas pratiquée par Sciences Po et l'étendre à toutes les universités et grandes écoles.
Et bien évidemment les listes de candidats aux élections devront faire une place obligatoire aux jeunes dits issus de l'immigration.
Ce ne sont que des exemples de ce que l'on appelle la "discrimination positive". je préfère d'ailleurs la traduction littérale de l' "affirmative action" pratiquée aux États-Unis : action positive. Rappelons-nous le programme de la Grande société du président Johnson au milieu des années soixante, à la suite de la lutte pour les droits civiques. C'est grâce à cette impulsion que la diplomatie américaine est aujourd'hui dirigée par une femme noire venue juste après un autre noir américain, Colin Powell.
Attention : je m'engage sur un terrain politiquement incorrect car Sarkozy a dit être pour la discrimination positive et le Parti socialiste serait contre toute atteinte à l'égalité républicaine.
Sarkozy est pour la discrimination positive le dimanche. Le reste de la semaine, et il vient de le montrer avec éclat, il pratique la discrimination négative et tisonne le racisme latent des couches populaires, des "nouveaux chiches" qui voient leur sécurité s'étioler et leur revenu se faner. Quoi de mieux qu'un étranger bouc émissaire (ou un fils d'étranger !) pour faire passer ses propres misères ? Aux prochaines élections présidentielles, nombreux seront les chasseurs patentés et les braconniers dans les buissons de l'extrême-droite.
La gauche est en état d'urgence .Elle a imposé par la loi la parité entre hommes et femmes. Elle doit maintenant mesurer les discriminations et lutter contre elles en y mettant le paquet :
* en imposant partout la construction de logements sociaux nombreux ;
* en transférant des moyens éducatifs massifs dans les ZEP ;
* en renforçant les services publics dans les quartiers dits sensibles,
* en y soutenant les associations de proximité ;
* en imposant des quotas sur les listes de candidats aux élections municipales et régionales ;
* en appliquant les lois qui sanctionnent les discriminations ;
* bref, en recréant de l'espoir pour tous ces jeunes français, dont la volonté, le talent, l'ambition sont bridés par leur nom, leur prénom, leur adresse.
Quand la phase violente de la crise sera passée et qu'une autre catastrophe aura pris le relais dans les journaux télévisés, ne retombons pas dans la torpeur des congrès et dans la médiocrité des ambitions personnelles.
Passons, en ce domaine comme en tant d'autres , d'une rhétorique de bons sentiments à une pratique de résultats.
Christian Sautter
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