La chronique de
Christian SAUTTER
Voir loin, agir proche
DÉNI DE JUSTICE
Le 7 février, un tribunal britannique a condamné à sept ans de prison un imam radical pour incitation au meurtre et à la haine raciale (IHT 8 Fev 2006). Ce prédicateur de la banlieue nord de Londres, qui avait perdu un oeil et les deux mains dans les combats d'Afghanistan, possédait une encyclopédie en dix tomes sur la "Guerre sainte en Afghanistan". Au cours d'une perquisition de sa mosquée en 2003, on avait découvert des vêtements de protection contre les armes chimiques et biologiques ainsi que des armes factices. Un jury de sept hommes et cinq femmes l'a reconnu coupable sur onze des quinze chefs d'accusation. Il a fait appel et va passer trois ans et demi en prison.
Avez-vous entendu la moindre protestation des foules iraniennes, syriennes ou libanaises à propos de ce prêtre mis au cachot ? Aucune, à ma connaissance. La justice britannique travaille vite et bien et elle est respectée, même par les ennemis les plus acharnés des démocraties laïques d'Europe.
Par contraste, les caricatures de Mahomet, publiées au Danemark et reproduites en France, déchaînent les passions de populations manipulées par les radicaux islamistes et suscitent les conseils de prudence et les excuses embarrassées de responsables politiques. En 1938, au moment de Munich, on appelait cela de "l'apaisement", de la génuflexion de démocraties devant un dictateur en ascension.
Je me réjouis que plainte ait été déposée par des organisations musulmanes contre Charlie Hebdo qui a copieusement vendu les caricatures. Cela permettra à la justice de trancher, car c'est en principe à la justice, et à la seule justice, de faire appliquer le droit. Elle dira si la liberté d'expression, gravée dans la Constitution démocratique de notre pays, est mise en cause ou si ces dessins incitent à la haine raciale, ce qui serait condamnable.
Reste à savoir si le verdict sera accepté par tous car la justice n'a pas, dans notre pays, le prestige qu'elle possède de l'autre côté de la Manche. Au-delà du drame d'Outreau qu'il commentait dimanche dans l'émission d'Anne Sinclair, Robert Badinter en a donné une explication simple et profonde : au Royaume-Uni, la justice a été créée pour résister au pouvoir ; en France elle a été, dès l'origine, un instrument du pouvoir.
De quel pouvoir ? On peut se poser la question en regardant les travaux de la commission parlementaire sur l'affaire d'Outreau et en lisant le livre limpide de Florence Aubenas, intitulé " La méprise" (2005).
Au départ une famille du quart-monde, dans une petite cité dont les immeubles portent des noms d'oiseaux. Le mari ne travaille pas, boit et il est violent. Victime autrefois de son père, il viole ses enfants. L'épouse gère les 8000 francs (1200 €) par mois de Revenu minimum d'insertion (où est l'insertion ?), d'allocations familiales et de prestations diverses. Seuls les enfants ont des horaires réguliers et des obligations, en raison de l'école. Après une crise de colère particulièrement brutale du père en février 2000, la mère a demandé le placement des trois enfants qui étaient restés à la maison. L'aîné, d'un autre lit, avait été confié à une famille d'accueil dès 1995 (et a été violé par son beau-père dès 1996 à l'âge de 6 ans).
Les assistantes sociales du Département venaient périodiquement, alertées par les enseignants qui évoquaient des sévices sexuels pour expliquer des comportements étranges des gamins en classe, et elles écoutaient les longues histoires de Myriam Badaoui, la maman, qui leur offrait volontiers le café, tandis que les autres habitants de l'immeuble leur claquaient la porte au nez.
Placés, les enfants parlent des sévices qu'ils ont subis et le numéro deux, Vlad ( 8 ans en 2000) étend les accusations à un cercle de voisins de plus en plus large de la cité de la Tour du Renard. La police entend les enfants en janvier 2001, qui affirment que d'autres enfants de la cité ont, comme eux, subi des sévices. Le 21 février 2001, le juge Burgaud qui, de permanence au tableau, a été désigné pour instruire cette affaire complexe, procède à la première audition de Myriam Badaoui, qui confirme les dires de ses enfants et en rajoute. Pour le jeune juge, qui vient de prendre son premier poste au sortir de l'École nationale de la magistrature, "les enfants ne sont pas des menteurs". Il se lance dans cette affaire comme dans une "croisade", nous dit Florence Aubenas, avec, en toile de fond, l'affaire Dutroux où la justice belge s'était ridiculisée, trois années auparavant, sur un réseau, apparemment semblable, de réseau de pédophilie. J'emprunte la suite à l'auteur de "La méprise" qui s'efforce de décrire sans juger.
"Quand la machine judiciaire est lancée, elle finit par marcher toute seule " dit un collègue de Burgaud. En trois ans, 260 arrêts sont ainsi rendus auxquels ont participé 53 magistrats du siège et 11 du parquet général (page 217). A la fin du printemps 2002, la machine judiciaire s'arrête brutalement, d'elle-même pour ainsi dire. Le juge Burgaud vient d'être nommé à un poste prestigieux, substitut à la section antiterroriste de Paris, pour la rentrée judiciaire de septembre. Cette promotion va, paradoxalement, conduire à clore le dossier. Avec ses milliers de pages, plus de 200 noms, plus de 300 procès-verbaux du SRPJ de Lille, 17 enfants partie civile, il n'est jamais envisagé de le passer à un autre magistrat de Boulogne. La course commence. Il s'agit de boucler les investigations, de manière à ce que la procédure soit sur les rails vers la cours d'assises avant le départ de Burgaud.
Il n'y a toujours aucune preuve irréfutable. Il existe une manière tentante de régler techniquement ce genre de problème : utiliser les expertises psychologiques, psychiatriques et médicales pour verrouiller la procédure. Autrement dit, invoquer la toute-puissance de la science pour pallier les vides de l'enquête judiciaire.
"Sur les dix-sept enfants examinés, les rapports concluent de façon catégorique que tous peuvent être considérés comme "victimes", tous sont "crédibles", y compris les trois qui ne renouvellent pas leurs accusations".
"Les quatre principaux accusateurs sont "parfaitement crédibles et sincères". Le seul ayant des tendances mythomanes est celui qui a inventé le meurtre d'une petite fille belge".
"Quant aux adultes accusés, huit présentent "les traits d'agresseurs sexuels".
Tant de pompeuse sottise laisse sans voix. Les contre-expertises demandées sont refusées car les experts sont "inscrits à la cour d'appel de Douai et ont prêté serment" !
Le procès s'ouvre le 4 mai 2004. Les accusations du petit Vlad s'effondrent. Quatre accusés reconnaissent leur culpabilité. "Sur les treize accusés à se dire innocents, l'avocat général a coupé le box en deux : sept à acquitter, six à condamner" (page 248). Tous seront finalement acquittés par la Cour d'appel de Paris, mais leurs vies ont été irrémédiablement brisées par une si longue détention provisoire et par la dispersion des enfants dans des familles d'accueil.
Que conclure de cette débâcle judiciaire ? Il serait tentant de mettre toute la faute sur le dos étroit de ce juge novice, à la fois présomptueux et influençable, tout-puissant dans son bureau, tout-petit devant la commission d'enquête parlementaire. Du point de vue du système et de la foule tétanisée, le suicide du juge Burgaud châtierait un coupable et préserverait le désordre établi.
Mais qui a confié ce dossier si complexe à un juge à peine émoulu de l'École nationale de la magistrature ? Le procureur de Boulogne, expérimenté (57 ans) qui n'avait, il est vrai, le choix qu'entre trois juges dont le plus âgé avait un an d'ancienneté.
Très vite, on en vient à cette "machine judiciaire", à ces 53 et 11, 64 magistrats anonymes qui auraient dû jouer le rôle de contre-pouvoir pour équilibrer les tentations hégémoniques dans la logique du rôle du juge d'instruction. Ont-ils même consacré une journée au dossier qui leur demandait des mises en détention provisoire ? Ont-ils veillé au respect des droits de la défense ? Ont-ils rabroué le juge qui procédait à des confrontations sans avocats, où les accusateurs coalisés accablaient la victime désignée ? Nous trouvons là, à leur paroxysme, deux faiblesses, deux fautes du système administratif français qu'il faudra, tôt ou tard, corriger.
La première est la nomination à l'ancienneté. Les jeunes juges comme les jeunes enseignants sont envoyés au casse-pipe dans les postes délaissés par leurs aînés. La fonction publique coule comme un camembert, du nord vers le sud de la France, et des quartiers difficiles vers les quartiers prospères. Et pour compenser le préjudice d'être nommé à Boulogne, l'affectation n'y est que de courte durée !
La deuxième faiblesse est l'irresponsabilité et l'anonymat des chefs hiérarchiques qui, sous prétexte de n'avoir aucun moyen de nomination, de promotion, voire de sanction, sur leurs subordonnés, se bornent à des notations sans effet, et évitent, par dessus tout, cet entretien annuel d'évaluation des résultats et des difficultés qui permettrait de recadrer ou de relancer un collaborateur à problème.
Seul ! Le juge Burgaud s'est dit seul à mener une croisade qui a tourné mal.
La "machine judiciaire" comme la "machine éducative" sont des univers kafkaïens, où les fonctionnaires (souvent très bons) n'ont pas de repères et où les usagers ne reçoivent que peu de respect. Les solutions sont bien connues.
* L'État doit déconcentrer ses fonctions régaliennes (la justice, la sécurité) et confier à des hauts fonctionnaires implantés dans les régions ou dans des circonscriptions adéquates la pleine responsabilité de leurs subordonnés. Il faut donc limiter les recrutements nationaux des cadres et organiser les carrières des agents de l'administration d'État sur des territoires suffisamment vastes : une dizaine de régions ou académies ou ressorts de cours d'appel. Le patron de la Justice à Lille veillerait ainsi à ce qu'il y ait un juge expérimenté disponible pour les affaires se présentant comme compliquées. Sinon, il devrait lui tenir compagnie devant le Conseil supérieur de la magistrature chargé de sanctionner les fautes professionnelles … ou devant la commission parlementaire.
* L'État doit décentraliser les fonctions non régaliennes (celles qui ne concernent pas la justice, la sécurité, la diplomatie) aux collectivités territoriales, avec le même principe de gestion locale des personnels et de responsabilité personnelle des cadres. On doit d'ailleurs s'interroger sur cette bizarrerie française qui fait échapper les fonctionnaires aux juridictions communes et les confient à des tribunaux administratifs où l'État a l'habitude tranquille de se juger lui-même.
* Et les contre-pouvoirs ne peuvent se contenter de l'auto-contrôle des grandes machines administratives. La presse a une grande responsabilité qu'elle exerce parfois au mieux (Florence Aubenas à Outreau et en Irak). Et le Parlement est le gardien ultime des libertés publiques.
La Commission, très dignement présidée par le député André Vallini, en est un excellent et trop rare exemple.
Vivement que nos parlementaires le soient à plein temps, sans cumul avec des mandats locaux, et qu'ils nous offrent à la télévision d'autres belles leçons de démocratie !
Christian Sautter
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