La chronique de Christian SAUTTER
Voir loin, agir proche
CAFÉ DE L'ESPOIR
A Tokyo, en milieu de matinée, j'avais l'habitude (on prend vite des habitudes en voyage ! ) d'aller à vélo dans le quartier voisin pour acheter l'Herald Tribune à la marchande de journaux installée dans les profondeurs de la station de métro.
Je descendais du quatrième étage où se trouve le studio de Catherine par l'escalier extérieur. On distingue facilement les lieux d'habitation des immeubles de bureaux à l'existence générale de balcons et souvent de coursives. Peut-être cela tient-il à la coutume de sortir les futons (matelas que l'on déploie le soir au milieu de la chambre à vivre) dès qu'il y a un rayon de soleil. Ce pays ultramoderne prend ainsi un aspect napolitain en déployant ses couchages et ses lessives même aux étages des hauts immeubles de logements, qui remplacent assez vite les maisons basses d'antan.
Les passionnés d'urbanisme aimeraient voir évoluer le quartier de Kiba, sis dans l'ancienne basse ville des artisans et courtisanes : l'usine de câbles en cuivre est remplacée par deux tours de vingt étages avec un grand magasin au rez-de- chaussée. Le fabricant de tatamis fait bâtir sur le terrain de son atelier, un immeuble-crayon de neuf étages dont la base n'a pas 80 mètres carrés. Les jeunes célibataires commencent à découvrir le charme de ces pâtés de maisons situés à moins d'une demi-heure du cœur de ville et desservis, qui plus est, par une autoroute urbaine à péage qui caracole au niveau du cinquième étage. Pour les familles, qui ne sont pas si nombreuses en ce pays en grève d'enfants, persistent les réticences, car les écoles primaires n'ont pas encore la réputation requise pour que les bambins aient une chance d'accéder à une bonne université.
Je prends donc le nouveau vélo que Catherine m'a offert pour mon anniversaire, car l'ancien, qui s'appelait "Europe", m'a été volé, non loin du fameux marchand de journaux, malgré l'antivol. Le Japon n'est plus ce qu'il était, diront les grincheux. Et me voici parti par les petites rues et sur les trottoirs des avenues, où piétons et cyclistes rivalisent d'urbanité.
Sous les arcades du boulevard commerçant de Monzen-Nakacho, quartier où un grand temple accueille les dévots, les petits marchands, les beaux arbres et même les tombes des lutteurs de sumo, je passe devant le "Café de l'espoir", d'un tricolore pimpant. Et ce petit café réchauffe le cœur, avec son clin d'œil à la France, supposée être le pays des rencontres raffinées et complices, avec son espoir, ramené d'un voyage ancien ou d'une lecture plaisante. L'immeuble qui jouxte à un mètre celui de Catherine s'appelle d'ailleurs "Charmant demeure", signe très sûr que l'on y loue des appartements de poche pour jeunes branchés. Et une grande échoppe touristique près d'un grand temple de Kamakura s'appelle "Salon du mieux".
Notre pays ne peut être si triste s'il fait ainsi rêver les Japonais.
La lecture du journal ne poussait pourtant pas à l'euphorie. Le jeu de bonneteau autour du CPE était carrément ridicule vu des antipodes, personne ne comprenant que le plus haut personnage de l'État puisse promulguer une loi en demandant de ne pas l'appliquer puis, quelques jours après, abolisse cette loi à peine publiée. Et je passe sur les articles expliquant que les Français sont rebelles à toute réforme et n'admettent que les révolutions. Les journalistes nippons avaient heureusement renoncé à expliquer comment notre Premier ministre entendait sortir renforcé de cette crise.
Et pourtant, espoir il y avait, le mercredi 12, jour où un passionné de robots et de démocratie, Étienne Barral, avait convoqué "Au Vieux Paris" (sic, restaurant servant une bonne cuisine traditionnelle tel l'excellent navarin d'agneau, au troisième étage d'un immeuble de Shinjuku, où les jeunes cadres nippons viennent se détendre le soir), les troupes de l'ADFE (Association Démocratique des Français de l'Étranger). Il m'avait annoncé quinze personnes mais ils furent en définitive 27. Le sujet que je devais traiter était, il faut le dire, très excitant : " Peut-on mener une politique économique de gauche à l'ère de la mondialisation ?" Ce fut passionnant de discuter avec ces jeunes cadres expatriés, ces chercheurs dépaysés, qui vivent dans le grand bain de la mondialisation, à quelques heures de vol de la Chine en ébullition (économique !). Quel changement en trente ans ! En une génération, la "colonie" des anciens d'Indochine est devenue une communauté tonique de jeunes connaissant souvent la langue locale et défendant sans complexe nos meilleures entreprises.
Je passe sur mon exposé, que j'ai l'occasion de vous distiller de lettre en lettre et insisterai sur trois points forts de la discussion.
Le premier est "la valeur travail", qui se perdrait en métropole. L'assistance sociale généreuse dissuaderait de rechercher activement un emploi, ce qui est impensable au Japon, où les aides sont plus faibles et où la pression sociale, voire familiale, impose de reprendre un boulot, souvent plus précaire et moins payé que le précédent. Les SDF y sont relativement peu nombreux, vivent en communautés structurées sous des tentes bleues dans le parc du Musée national, et souvent travaillent comme chiffonniers.
J'ai répondu qu'il n'y avait pas, en France, d'avantage financier à passer des revenus d'assistance à un emploi peu qualifié à mi-temps et que le gain du passage vers un Smic à plein temps n'était pas formidable (surtout si l'on peut faire un peu de travail au noir). Mais le passage en deux jours de 50 000 chômeurs au Forum "Paris pour l'emploi" a prouvé que la motivation pour travailler restait forte, particulièrement chez les jeunes. Étienne Barral a souligné le fait qu'au Japon, on ne paie pas de cotisations sociales si l'emploi est de moins de vingt heures par mois, ce qui favorise l'emploi à temps partiel des étudiants, des seniors, des mères de famille. Qu'un homme de gauche lance une telle idée, méritant vraiment d'être creusée, fait sentir à quel point nous étions loin de Paris.
Deuxième sujet : l'impôt sur le revenu, payé par seulement la moitié des Français. La logique sous-jacente, si je l'ai bien comprise, était que c'étaient les mêmes (les cadres !) qui payaient beaucoup pour les autres. J'ai insisté sur la CSG (contribution sociale généralisée), qui est un impôt proportionnel prélevé sur tous les revenus, au premier euro. L'addition de cette CSG et de l'impôt sur le revenu au sens strict constitue un prélèvement direct tout à fait comparable à ce qui existe à l'étranger. J'ai indiqué ma préférence pour que l'on taxe davantage les rentes et plus-values de tous types et que l'on allège les revenus résultant d'une activité, y compris celle des créateurs d'entreprises.
Troisième sujet : les seniors, considérés comme une charge en France et comme un devoir ou même un marché au Japon. Tout est fait pour aider les familles à soutenir leurs octogénaires et les garder à domicile. Il y a des centres de jour qui viennent les chercher le matin et les occupent dans la journée. Cette action municipale est complétée par un maillage serré de services de proximité offerts par des entreprises, où travaillent souvent des salariés un peu moins âgés. Le Japon ne donne pas le sentiment d'une indifférence entre générations.
Espoir aussi que la visite faite à KAWASE Naomi, une jeune cinéaste qui a décroché la caméra d'or du premier film à Cannes en 1997. Elle a grande confiance en Catherine qui a cru en elle dès ce premier succès cannois. Nous sommes allés la voir à Nara, la capitale du Japon au VIIIème siècle, lorsqu'un régent sagace, le prince Shotoku, a importé le bouddhisme et l'écriture chinoise, et édifié une cité, admirablement conservée. Naomi vit dans une maison multifonctions avec son bambin de moins de deux ans, sa grand-mère de 91 ans, un assistant pour le prochain film et un tourbillon de bénévoles tout dévoués.
Après un dîner au restaurant de cuisine traditionnelle-innovante, Naomi nous a tous entraînés au bain public (les hommes d'un côté, les femmes de l'autre). Le lendemain, le bonze en chef du grand temple de Nara, le Todaiji, nous a fait faire un tour privé du bouddha en bronze de vingt mètres de haut. Le sculpteur, ayant eu l'astuce de prévoir, une fois achevée la pose des yeux, qu'il sortirait de son œuvre en passant par une narine du géant, le public est conduit à un trou percé dans un pilier en bois, proche de la statue, qui a le diamètre de la dite narine. A y passer souvent, on devient paraît-il, très intelligent. Le petit Mitsuki y a fait plusieurs tours et sa mère, Naomi, a réussi l'exploit improbable que ni la grand-mère, ni Catherine ni moi n'avons tenté.
Le film le plus récent de Kawase Naomi, qui va bientôt être diffusé par Arte, est centré sur la vie la plus ardente, sur l'accouchement en direct qui lui a fait donner le jour au petit Mitsuki. Nous en avons vu des photos, si l'on peut dire de tournage, dans une galerie de Nara, si bien nommée "Out of place". Le visage de la mère au travail, parfois dissimulé par la caméra qu'elle tient, soulève des émotions très fortes. Et de même la photo qui rassemble la grand-mère, en fait l'arrière-grand-mère du bébé, adorable de malice et d'émotion, la mère et le nouveau né.
Si l'animisme a un sens, qui donne un esprit aux rochers, aux arbres, aux êtres, qui insuffle la vitalité dans la nature et l'humanité, nous sommes passés tout près à Nara, grâce à la jeune réalisatrice.
Je vous écrirai la semaine prochaine quelques réflexions sur la vie économique et politique nipponne. Et j'en terminerai par une douche écossaise.
Côté froid, l'accablement du nouvel et excellent ambassadeur, frais arrivé d'Afrique mais ancien du Japon, face au vaudeville de l'affaire Toyal. Devant cette affaire d'État, qui a mobilisé rien moins que le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur, alors qu'elle relevait d'un sous-préfet, l'Ambassadeur s'est rendu à Osaka voir le Pdg éberlué de cette Pme de 700 salariés, spécialiste en peinture pour automobiles. Celui-ci lui a expliqué qu'il voulait compléter son usine, installée dans une vallée des Pyrénées, par un atelier très polluant à Lacq mais qu'il était près à renoncer à ce projet écolo et social, implanté dans une zone Seveso sécurisée, pour le maintenir dans une vallée fragile. Face au député fou furieux qui mettait sa vie en péril pour dix emplois, il demandait simplement qu'on lui sauve la face en présentant cette décision comme un acte volontaire d'apaisement. Patatras ! Les plus hautes autorités françaises se sont vantées d'avoir fait céder le nippon (passons sur les qualificatifs subliminaux). Joli cliché sur la France face à la mondialisation et sur ses institutions où l'accessoire l'emporte sur l'essentiel.
Côté chaud, citons l'enthousiasme suscité par Catherine pour la candidature de Ségolène Royal, au milieu de ces jeunes expatriés pleins de flammes. L'hiver à l'Élysée s'achève en débâcle. Mais le printemps arrive … timidement.
Christian Sautter
kako privarcevati denar borzni tecaji
Rédigé par : nudebeachz | lundi 30 janvier 2012 à 09:56