Voir loin, agir proche
LA SCISSION DES CLASSES MOYENNES
Un Français sur deux craint de devenir SDF selon un sondage récent. Un tel niveau d’angoisse est effrayant. Et ce d’autant plus que les fonctionnaires, qui représentent un quart de la population active, doivent logiquement échapper à ce syndrome de la précarité, même s’ils ne sont pas exonérés des accidents de la vie familiale ou personnelle qui peuvent entraîner des catastrophes.
Autrement dit, les deux tiers des Français travaillant dans le secteur privé ou ne travaillant pas sont atteints d’angoisse radicale. Quel échec pour une société où la protection sociale, depuis trente ans, mobilise par les prélèvements obligatoires plus de la moitié de la richesse produite chaque année. Comment expliquer ce drame et qu’y faire ?
Sur la genèse de ce problème, Louis Chauvel, apporte des interprétations intéressantes dans « Les classes moyennes à la dérive » (République des idées, 2006).
Si l’on plonge dans les statistiques, écrit-il, il n’y a pas péril en la demeure, parce que le niveau moyen de revenu augmente en France, quoique très lentement depuis quelque temps. Les mesures agrégées de dispersion ou d’inégalités n’ont pas franchement bougé depuis dix ans. Cela permet un discours officiel rassurant qui, hélas, ne convainc personne. À partir de ce constat, Chauvel creuse deux pistes d’analyse, celle des inégalités observées et celle des perceptions ressenties.
Les inégalités se creusent depuis dix ans entre les générations. La pauvreté n’a pas augmenté, mais elle s’est déplacée. La détresse des seniors a été atténuée par de nouveaux transferts publics (minimum vieillesse, couverture maladie universelle, allocation personnalisée d’autonomie). Mais a surgi la pauvreté des jeunes, qui ont du mal à entrer dans la vie active autrement que par des emplois précaires mal payés, et qui ne touchent pas le RMI avant 25 ans. Par contre, les quadras vivent relativement bien, mais au détriment des générations suivantes (qui supporteront le poids de l’endettement public).
D’autres inégalités se renforcent entre les diplômés de grandes écoles (ou d’universités prestigieuses qui sélectionnent à l’entrée) et les diplômés dévalorisés produits en masse par les universités.
Les premiers partent sur des trajectoires ascendantes et rejoignent une nouvelle aristocratie qui détient l’argent et le pouvoir. Comme leurs parents appartiennent fréquemment à cette noblesse d’État ou des affaires, une classe héréditaire se reproduit, en cooptant quelques brillantes intelligences dans les classes moyennes. La grande majorité des enfants de la classe moyenne affronte un avenir dévalorisé, avec la perspective de ne pas vivre mieux que leurs parents, ni même aussi bien. Et les enfants des classes populaires ont de moins en moins de chance d’accéder à la classe moyenne, parce que l’État recrute moins et que la compétition est de plus en plus rude pour des emplois raréfiés, payés au voisinage du SMIC.
Dernière inégalité qui s’est très fortement accentuée durant la décennie écoulée, celle qui sépare les locataires des propriétaires. Le coût de la vie n’est plus le même selon que l’on paie une quittance mensuelle de loyer qui bondit d’année en année, ou que l’on peut disposer de tout son revenu en étant propriétaire de sa résidence principale, sans dette résiduelle. Ce clivage recoupe celui qui sépare les seniors, qui sont souvent propriétaires, et les juniors, qui sont presque tous locataires. Ainsi se constitue une « nouvelle aristocratie patrimoniale ».
Les perceptions amplifient spontanément ces inégalités objectives. Les parents de la classe moyenne ne s’inquiètent pas trop de l’avenir de leurs enfants jusqu’à l’âge de trente ans, car ils peuvent les héberger et les soutenir financièrement, tant bien que mal. Mais lorsque le cap des trente ans est franchi, et que les parents approchent de l’âge de la retraite, ils s’angoissent à juste titre pour l’avenir de leur progéniture.
Que faire ? Chauvel propose deux pistes intéressantes.
La première est de changer le système de valeurs. Il accuse la génération de 1968 d’avoir promu des valeurs propres aux retraités. La primauté des loisirs sur le travail serait le péché principal. Il l’accuse aussi d’avoir exalté l’ « individu par excès », autocentré et narcissique, et d’avoir frustré les « individus par défaut » qui ont les aspirations des classe moyennes, en n’ayant que les moyens économiques insuffisants des classes populaires.
Premier précepte donc : revaloriser le travail, l’effort et, disons un gros mot, l’autorité, celle de l’enseignant au premier chef.
La deuxième piste est de redonner leur valeur aux diplômes, comme cela se fait aux Etats-Unis, en Europe du Nord ou en Asie. Il faut rétablir l’ascenseur du mérite, pour tous et pas seulement pour ceux qui ont la chance d’avoir un fort capital culturel au départ, leur naissance leur permettant de réussir plus facilement les concours des grandes écoles.
Sur la défense des valeurs du travail et de l’autorité, Ségolène Royal, qui est la seule à gauche à avoir bien senti la profonde crise morale de la société française, me semble particulièrement convaincante.
Sur la réforme de l’université, le Parti socialiste se borne, hélas, à demander un doublement du budget, sans remettre en cause un fonctionnement éparpillé et irresponsable. Un bon départ serait l’autonomie de grandes universités, dirigées par de vrais « entrepreneurs éducatifs », ayant autorité sur les personnels (mandarins compris), sur les budgets (droits d’inscription et bourses inclus), sur les locaux, telle qu’elle a été suggérée par Gilbert Béréziat, ex-président de Paris VI (voir lettre 256). La question est claire : la candidate socialiste osera-t-elle bousculer les caciques universitaires de tous rangs et les syndicalistes étudiants de toutes tendances ? Voudra-t-elle proposer une rupture analogue à celle de la Révolution (création des grandes écoles pour contourner la Sorbonne) et à celle de la punition de 1968 (affaiblissement des universités par la fragmentation), pour restaurer cette fois le prestige de l’université, qui est la norme à l’étranger ?
Je crains que le recalage des valeurs et la rénovation de l’enseignement supérieur ne suffisent pas à redonner tonus et espoir aux couches populaires, dont les enfants butent sur les portes fermées des classes moyennes, ni aux classes moyennes elles-mêmes, dont la majeure partie craint que ses enfants ne soient prolétarisés. Il faudra, en plus, poser la question des revenus et des patrimoines.
Le retour aux « trente glorieuses » (1955-75), durant lesquelles une croissance rapide emportait l’ensemble de la population française dans un mouvement ascendant, créateur d’emplois, de revenus, de promotions, est désormais exclu. Des politiques économiques, à l’échelle de l’Europe et de la France, peuvent gagner demi-point ou un point de croissance par rapport à l’expansion languissante actuelle. C’est nécessaire pour sortir de l’ornière actuelle, mais cela sera insuffisant pour donner plus à tout le monde, pour faire en sorte que la France ait 100% de privilégiés (selon la jolie expression de Chauvel).
Les deux priorités me semblent être l’emploi et le logement des jeunes. Même si les jeunes votent moins que les retraités, ils incarnent l’avenir, notamment celui des retraites !
Il faut accroître la fiscalité foncière pour financer l’achat de terrains et la construction de logements sociaux à loyer modéré pour que les jeunes ménages, des couches populaires comme du bas de la classe moyenne, puissent démarrer leur vie dans des logements accessibles et confortables. Cette réforme fiscale me semble aussi importante que la majoration des taxes sur les carburants pour investir dans les transports en commun.
Pour favoriser l’embauche des jeunes par les PME qui sont les seules à embaucher en nombre, il faudrait abaisser les cotisations sociales pour ces seules entreprises. Et l’impôt sur les bénéfices que les PME réinvestissent dans la recherche et la production pourrait lui aussi être allégé, pour stimuler leur expansion, le plus souvent en France.
Chauvel achève son livre sur une note pessimiste. Il croit que la France est davantage orientée vers la voie argentine (la scission de la classe moyenne en une majorité paupérisée et une minorité favorisée) que vers la voie suédoise (l’ascenseur social par le diplôme).
Je ne partage pas son pessimisme, mais pense profondément que l’élection de 2007 est la dernière chance d’éviter un populisme de type péroniste. Mais « pour que ça change fort », il faudra un sacré courage.
Christian Sautter
Pour une analyse (de plus) sur la destruction de la classe moyenne :
http://classemoyenne.hautetfort.com
Rédigé par : éric | mardi 19 décembre 2006 à 14:30