Voir loin, agir proche
ENTREPRISES CITOYENNES OU SI DOUTEUSES
Il est vraiment rafraîchissant de se
souvenir du Forum de l'emploi avant d’entreprendre la lecture des quotidiens pour suivre
les péripéties pitoyables de l’affaire EADS.
Vendredi soir, un homme de grande taille
m’a dit : « Je suis épuisé mais nous réussirons pour 50 à 60% de nos
candidats. » Cela se passait à la fin du Forum « Paris pour
l’emploi », qui s’est tenu sous une grande tente devant l’École Militaire,
les 11 et 12 octobre.
J’ai d’ailleurs reçu une plainte d’un
ex-ami sur la perturbation qu’apportait cette installation à la tranquillité
des habitants et j’ai vivement répondu à cet ancien directeur de cabinet d’un
ministre de gauche que j’étais fier de cette initiative et que le maire
conservateur du VIIe arrondissement, qui a autorisé la manifestation, avait
davantage le sens de l’intérêt général que certains riverains grognons.
Pour la cinquième édition de
« Paris pour l’Emploi », nous avons voulu faire plus grand et plus
beau que l’an dernier. 400 entreprises citoyennes sont venues offrir 40 000
postes. Elles étaient 350 en 2006. Les secteurs les mieux représentés étaient
évidemment ceux qui ont le plus de mal pour recruter : la grande
distribution, l’hôtellerie restauration, le bâtiment travaux publics, mais
aussi la banque venue en force (BNP, Société générale) et les services informatiques.
Les grandes entreprises (Accor, Eiffage, RATP) côtoyaient les PME plus
discrètes. La Chambre de Commerce avait eu la bonne idée de fédérer sur son
stand les offres de 300 petites et moyennes entreprises (en sus des
400 !). La Région Île-de-France proposait des formations pimpantes. La
Ville de Paris offrait ses propres emplois et ses services d’aide aux
demandeurs d’emploi. L’ANPE était blottie à côté de l’Unedic, avec laquelle
elle doit fusionner d’ici la fin de l’année. L’Armée avait sorti le grand
jeu : des stands nombreux avec une belle diversité ethnique en uniforme,
des jeunes femmes pédagogues, le gouverneur de la place de Paris, et même un
officier tonique en fauteuil roulant.
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Plus grand donc, mais aussi plus beau
puisqu’un effort spécial était tourné vers les travailleurs handicapés. 70
entreprises avaient affiché qu’elles leur portaient un intérêt particulier. Et
trois associations avaient préparé 200 handicapés à venir sur le Forum :
rédaction du CV, présentation, sélection préalable des postes les plus adaptés
pour chaque candidat ; accompagnement à travers les allées ; suivi,
dans les semaines à venir, des contacts pris. Quand un autobus complet, venant
d’un institut spécialisé de Nemours, a débarqué ses passagers motivés, nous
avons tous été émus.
L’autre effort, amorcé l’an dernier, a
porté sur les bénéficiaires du RMI. 400 ont été coachés par des associations
soutenues par la Ville et le bon géant que j’ai cité au début de cette lettre
dirige une de ces associations. Hier soir, il était convaincu que 50 à 60% de
ses poulains avaient une chance sérieuse de décrocher un emploi dans les six
mois. Cette proportion est énorme et n’est atteinte que par les entreprises
telles Adecco, auxquelles on confie des RMIstes, et qui réalisent un taux de
réussite supérieur à 50% en emploi durable (Contrat à durée indéterminée obtenu
dans les dix-huit mois).
L’ambition du Forum de cette année est
de dépasser le résultat de l’an dernier : 5800 contrats de travail dans
les six mois, dont 69% en CDI. En deux jours, 40 000 visiteurs sont venus,
calmes et déterminés. Souhaitons-leur le succès.
La même association, Carrefour pour
l’emploi, créée à l’origine par d’anciens militaires pour recaser les soldats
en fin de contrat, organise aussi pour la Ville un Forum au printemps pour les
jeunes issus de la diversité (langage hypocrite pour désigner ceux qui n’ont
pas un nom, un prénom, une adresse bien de chez nous). C’est aussi une
réussite : 500 embauches, en majorité durables.
Il est vraiment rafraîchissant de se
souvenir du Forum avant d’entreprendre la lecture des quotidiens pour suivre
les péripéties pitoyables de l’affaire EADS.
D’abord cette étrange fièvre, si
contagieuse, de vendre leurs stocks options, qui a saisi 1200 cadres de
l’entreprise, au même moment, sans que personne n’en sache rien à l’extérieur,
avant que ne soient révélés les retards importants mais pas dramatiques de
programmes Airbus. Je doute que les cadres de Boeing, qui vient, lui aussi,
d’annoncer un retard de livraisons, se soient livrés à cette application
surprenante du principe de précaution : aux Etats-Unis, on ne badine pas
avec la loi.
Ensuite cet achat par la Caisse des
Dépôts et Consignations, d’un paquet d’actions EADS, détenues par Lagardère, au
plus haut du cours boursier. L’Etat, s’affirmant ignorant des retards
industriels prévisibles et donc de la chute à venir du cours de Bourse,
n’aurait pu prévenir son bras séculier de la mauvaise affaire qu’elle allait
réaliser, et qui lui a coûté 200 millions d’euros. Bizarre, bizarre !
Arnaud Lagardère a cyniquement posé le
problème en disant : « J’ai été soit incompétent, soit
malhonnête ; je préfère la première hypothèse ». Laissons les
tribunaux se pencher sur les aspects privés de ce scandale financier. Ce qui est
aussi important, c’est que la même question, peu flatteuse, doit se poser à
propos de l’Etat, actionnaire d’EADS et tuteur de la Caisse des Dépôts.
L’Etat pouvait-il ignorer les
difficultés industrielles du groupe ? Une telle incompétence est
improbable, mais elle est possible,
dans la mesure où les conseils d’administration français, ou franco-allemand en
l’occurrence, sont compassés et consanguins. Les éventuels représentants de
l’Etat y sont toujours stressés, et ne regardent que les chiffres financiers
sans aller au fond des choses industrielles. Malgré la fusion opérée par le
gouvernement Jospin des ministères des Finances et de l’Industrie, je ne suis
pas sûr que les inspecteurs des Finances et les ingénieurs des Mines qui
tiennent les deux fiefs dialoguent plus que par le passé.
Quoi qu’il en soit, souhaitons que les
commissions parlementaires fassent promptement la lumière. Elles en ont les
capacités et le devoir. C’est une occasion de plus de souligner que le pouvoir
exécutif de la République (avec ses multiples dimensions : présidence,
ministres, cabinets, directions) a besoin d’être contrôlé par un puissant
pouvoir législatif. Et ne nous lassons pas de répéter que des parlementaires à
plein temps, sans cumul des mandats, sont seuls à même de limiter les divagations
et les fautes de l’Etat.
De ce triste paysage, je tire trois
perspectives.
Les « stock options » sont la
meilleure et la pire des choses. La meilleure, quand elles permettent à des
jeunes entreprises de démarrer en promettant à ses créateurs talentueux des
salaires modestes aujourd’hui et des parts alléchantes des bénéfices possibles
d’après-demain. Les stocks options devraient être réservées aux entreprises de
moins de dix ans. C’est le temps qu’il faut pour réussir une entreprise de
biotechnologie.
La pire, quand elles sont un moyen
détourné de verser des rémunérations exonérées de charges aux cadres
dirigeants, exposés de surcroît à d’évidents conflits d’intérêt, puisqu’ils
sont les premiers à savoir que leur entreprise trébuche sur des difficultés. Soit
on distribue des actions gratuites (c’est l’approche du président actuel
d’EADS, Louis Gallois), soit on verse des bonus banaux pour intéresser les
cadres et les personnels au succès de leur entreprise (c’est l’approche
japonaise).
Il faut enfin redorer le prestige des
ingénieurs, dans les entreprises manufacturières, mais aussi dans les
institutions financières et au sein des autorités de régulation. Les ingénieurs
allemands sont fiers d’inscrire « docteur » sur leur carte de visite
et les performances industrielles de nos voisins en sont une illustration. La
finance a trop tendance à se considérer comme une fin en soi, comme un système
clos dans lequel l’argent crée l’argent. Ce qui crée l’argent, c’est le travail
des hommes, l’intelligence des chercheurs, la diligence des ingénieurs, le
tonus des commerciaux. On peut centrer une île sur la finance, comme Hong Kong
ou les îles Caïman, ou à la limite Monaco, le Luxembourg ou le Liechtenstein.
On ne peut pas faire reposer l’activité d’un pays sur cette seule industrie
financière, qui a besoin d’être adossée à une puissante économie réelle.
Christian Sautter
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