QU’est ce que la politique ?
Un point de départ : Hannah Arendt.
« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine »[1]. Héritière de la tradition grecque, Hannah Arendt rappelle cette première évidence Le lieu de naissance de la politique est l’espace entre les hommes. Comment des hordes et des tribus primitives en sont elles arrivés à créer des cités ? Comment le dépassement de la sphère familiale a-t-il permis de transfigurer les liens de sang et d’argent en liens contractuels et légaux ? Parmi beaucoup d’hypothèses possibles, j’en retiendrai deux car elle me permette de cerner le sens de la politique.
Première idée, la politique contient, en la transformant, la violence.
L’homme a été amené à s’opposer à toutes les formes de violence : celles auxquelles il s’expose en parcourant la nature et celles qu’il a inventées pour assouvir sa passion pour le pouvoir, pour la domination, pour la réduction de l’Autre à un objet de production ou de plaisir[2]. L’histoire de l’humanité pourrait se raconter comme le lent apprivoisement de la violence, cet emploi brutal de la force envers une personne sans se soucier d’elle, en niant son humanité. Je ne vais pas faire ici le récit des temps anciens, préhistoriques où la violence aveugle était, apparemment, le seul moyen de survivre. Je souhaiterais reprendre cette idée d’Orwell selon laquelle, « la politique, par sa nature même implique violence et mensonge.» Laissons de côté le mensonge, nous y consacrerons un paragraphe paradoxal. Pour le moment, j’irai même plus loin qu’Orwell en affirmant que la politique est un concentré de violence, mais une violence ritualisée, transformée, organisée. C’est peut être pour cela que longtemps la politique a été réservée aux hommes qui sont seuls, dans une conception traditionnelle, apte pour le service militaire. Cette violence sous jacente affleure parfois encore dans les débats, sortes de tournois « new-age » et médiatique dont l’objet n’est pas de gagner le cœur de la belle mais l’assentiment de l’opinion, qui semble tout aussi infidèle que les belles dames du temps jadis.
Dans nos démocraties évoluées, lorsque la violence surgit, par exemple dans les banlieues, elle est le symptôme d’un malaise et d’un dysfonctionnement de la politique qui n’a pas su intégrer des pans entiers de la population. On peut dire que même lorsqu’elle est invisible, la violence ne disparaît jamais. Et il suffit d’une guerre, d’une révolution, ou d’un simple mouvement de foule pour que se déchaîne une violence animale. Retenons donc bien cette idée, la politique, c’est de la violence organisée, encadré, prisonnière comme un mauvais génie dans sa bouteille. Il faut donc la manier avec précaution.
Deuxième hypothèse, les hommes se sont rassemblés, pour faire face à leur peur.
Peur de la mort, d’abord ; peur de l’inconnu ; peur de l’autre ; peur de l’ailleurs. Et pour juguler cette peur, la cité est devenu un lieu de rencontre où la mort avait toute sa place avec le culte des ancêtres, l’inconnu pouvait être accueilli au nom de la loi de l’hospitalité, l’autre devenait celui qui était différent mais n’appartenait pas moins à un autre groupe, une autre cité, enfin, l’ailleurs était borné. Par la réunion et par l’encerclement, la cité constituait une frontière et une protection. Pour régir la vie dans la cité, il fallait des règles qui s’imposent à tous, y compris au philosophe qui devait mourir pour le bien de la cité, même s’il était innocent.
Ainsi, la cité, la polis, devient le lieu où l’on maîtrise sa peur, ses peurs. Si cette idée était juste, ce serait de bonne augure pour la politique, même si nous le verrons, la peur est une arme souvent utilisée en politique, plutôt par les hommes de droite sur le thème « après moi le chaos ».
Gardons à l’esprit cette autre idée importante, car elle nous permettra peut être de comprendre, le moment venu, pourquoi on assiste à une désaffection de la politique. La polis, la cité, constitue une frontière, une limite, une protection. Ainsi, donc la politique nous rappelle que la vie humaine est bornée, limitée et qu’il faut la protéger. Nous sommes tous mortels et bien fols ceux qui l’ignorent ou qui tentent de s’affranchir de cette vérité. En acceptant de limiter notre action au bien de la cité, nous acceptons notre destinée d’hommes.
Enfin, ce point de départ, nous permet de comprendre que la politique est fondée sur la vie et sur la mémoire. Les deux sont indissolubles. Les deux sont constitutives de l’aventure humaine, de notre devenir. Comme le dit de manière ironique Kierkegaard, « les philosophes ont tout à fait raison de dire que l’on ne peut comprendre la vie qu’en se retournant sur le passé. Mais, ils oublient cette autre proposition qui n’est pas moins vraie, à savoir que la vie ne peut être vécue qu’en se projetant vers l’avenir »[3].
L’un des ciments de la cité, l’une des forces de la politique c’est d’accepter la diversité humaine pour en faire ressortir les points communs. Pour cela, il est nécessaire de respecter l’autre. Cet apprentissage du respect est l’un des grands enjeux de la politique. Et il faudra plusieurs siècles, une accumulation des connaissances et des traditions inouïes pour que les inégalités naturelles reculent et que l’égalité de droit soit affirmée.
Mémoire, respect, amour de la vie, réciprocité, sont à la base de la politique. Tant il est vrai qu’ être dans le monde des humains, c’est être vivant à la lumière du soleil, voir les autres et être vu par eux, vivre en réciprocité, se souvenir de soi et des autres »[4]
Dans les sociétés dites primitives, cette réciprocité est basée sur l’économie du don[5], dont la loi de l’hospitalité est certainement une parfaite illustration de cette triple obligation de donner, de recevoir et de rendre[6].
C’est ce qui permet à Hannah Arendt de conclure que « la tâche et la fin de la politique consistent à garantir la vie au sens le plus large » car « l’homme ne vivant pas en autarcie, mais dépendant des autres pour son existence même, il doit y avoir un souci de l’existence qui concerne tout le monde, sans lequel précisément la vie commune ne serait pas possible. »[7].
Cette tâche exaltante de « garantir la vie » se heurte à des difficultés innombrables : l’égoïsme tapi dans le cœur de l’homme et ses corollaires (avidité pour la richesse, goût du pouvoir, autant de formes archaïques de la domination[8]), les difficultés d’organisation, de l’adaptation de l’organisation lorsque les contextes socio-économiques évoluent, les conflits de légitimité, les rapports de force, etc. Ainsi, outre l’objectif supérieur de protéger la vie, la politique s’incarne également dans une pratique : organiser la société.
[1] Hannah Arendt, Qu’est ce que la politique ?, Seuil, Point Essais, n° 445, p. 39.
[2] Sigmund Freud, Le malaise dans la civilisation, p. 54 : « L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous mêmes, et présupposons à bon droit chez l’autre, est le facture qui perturbe notre rapport au prochain (…) Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société et la culture est constamment menacée de désagrégation ».
[3] Sören Kierkegaard, Journal, (Année 1843), Gallimard 1961.
[4] Jean-Pierre Vernant, L’univers, les dieux, les hommes, Points-Seuil, n° P977, p. 119
[5] Alain Caillé, Don, intérêt et désintéressement, Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, MAUSS/La Découverte, 1994.
[6] Je vous conseille vivement de lire les publications de la revue du Mauss(Mouvement Anti-Utiliatariste dans les Sciences Sociales) (www.revuedumauss.com). La revue du MAUSS est « indépendante de toute chapelle comme de tout pouvoir financier, bureaucratique ou idéologique. C’est une revue de recherche de et de débat qui œuvre au développement d’une science sociale respectueuse de la pluralité des entrées et soucieuse, notamment dans le sillage de Marcel Mauss, d’assumer tous ses enjeux éthiques et politiques ».
[7] Hannah Arendt, Qu’est ce que la politique ?, Seuil, Point Essais, n° 445, p. 73.
[8] Jean-Claude Guillebaud, La Force de la conviction, Seuil 2005, p.212 « déjà présente chez Aristote, qui mettait en garde contre la chrématistique, c'est-à-dire la frénésie d'accumulation d'objets et de profit pécuniaire qui se substitue catastrophiquement au souci de "bien vivre". Les modalités de sortie du fétichisme économique sont encore imprévisibles ? Nul ne sait comment pourrait être promulgué l'équivalent d'une "loi de séparation entre l'Eglise économique et l'Etat démocratique »
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