LA
DISTINCTION DES ELITES
Môssieu Bouton se rebiffe à
« la une » des Échos de mardi. Je ne démissionnerai pas,
affirme-t-il. J’ai proposé de partir deux fois, cela suffit !
Quelle belle assurance de la part du
dirigeant d’une banque qui a fait perdre 7 milliards d’euros à ses
actionnaires ! Assurance d’autant plus incroyable que l’expérience des
banques japonaises des années 1990 ou celle des « savings and loans »
américains des années 1980 nous enseigne que, d’une façon ou d’une autre, ce
sont les contribuables qui viendront remettre à flot des institutions
financières en péril. La pragmatique Grande-Bretagne vient de nationaliser une
banque blessée à mort par la crise des « subprimes ». Nul doute
qu’elle soit remise sur le marché dès que le Trésor public en aura épongé les
pertes. La Société générale n’est que blessée, mais un peu de modestie n’aurait
pas nui.
C’est à propos du président de la
Société générale que le Herald Tribune nous fait découvrir « le Club des
100 » (16-17 fev 08). Il ne s’agit pas d’une secte ni même d’une société
secrète mais d’un club discret de fins gastronomes qui se réunissent tous les
jeudis dans un grand restaurant étoilé de la capitale. Tour à tour, chacun des
membres devient « Brigadier » et choisit les plats et les vins. Un
autre participant se livre à la critique du menu élu.
Daniel Bouton est membre de ce club
qui, depuis 96 ans, rassemble l’élite des chefs d’entreprises françaises, une
« coterie remarquablement réduite » remarquent les journalistes avec
quelque amusement. « L’élite française est une sorte d’Ancien régime, qui
joue selon des règles anciennes (définies par elle-même), et est habile à se
protéger en détournant les reproches ». Nous apprenons que c’est au sein du
Club des Cent que Claude Bébéar, membre depuis plus de vingt ans, a persuadé
Jean-René Fourtou d’aller à la rescousse de Vivendi, mise à mal par les extravagances de Jean-Marie Messier.
La plupart des membres sont diplômés
de Polytechnique et/ou de l’ENA et se rencontrent dans les conseils
d’administration des plus grandes entreprises qu’ils dirigent de conserve. Ces
entreprises font d’ailleurs, pour la plupart, de belles performances, mais en
grande partie grâce à leurs opérations hors de France.
Les deux ethnologues
d’outre-Atlantique examinent « la fabrique des grands hommes » (clin
d’œil à mon ami Maurice Godelier qui s’est consacré à la distinction des élites
en Océanie) en France et aux Etats-Unis. Selon eux, entrer à Harvard est une
partie de plaisir par rapport au concours de l’École Polytechnique. D’un côté,
la prestigieuse université américaine accepte 9% des candidats et produit 1700
diplômés chaque année. De l’autre, seuls 15% des 130 000 bacheliers
scientifiques peuvent accéder à une classe préparatoire aux grandes écoles, et
des 5000 candidats au concours, seuls 400 franchissent la barre élevée.
Heureusement, la France change … « à un rythme glaciaire », nous dit-on...
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Le parcours à la Bouton (ENA,
20 ans aux Finances, parachutage à Société générale à 40 ans pour en gravir
rapidement les échelons supérieurs) n’est plus la norme. De plus en plus
d’entreprises françaises recrutent leurs dirigeants parmi les jeunes cadres
prometteurs qui ont commencé leur carrière sur le terrain.
Chaque pays a ses rites pour dégager
ses élites. Ainsi la Chine fait monter au pouvoir la « Classe 1977 »
(IHT 24-25 dec 2007). L’un de ses membres vient d’intégrer le Bureau politique,
ce qui ouvre aux plus belles destinées. Que s’est-il passé en Chine en
1977 ? La Révolution culturelle avait envoyé les intellectuels et les
jeunes gens de bonne famille urbaine se vivifier à la campagne et nourrir les
cochons. Soudain, en octobre 1977, et ce fut le début de la révolution silencieuse
de Deng Xiaoping, on apprit en Chine profonde que des concours d’entrée à
l’université seraient à nouveau organisés, d’ici à fin de l’année et que tous
les candidats âgés de 13 à 37 ans pouvaient se présenter. Chacun bachota jour
et nuit dans des conditions incroyables. Il y eut 5,7 millions de
candidats : les chiffres chinois sont toujours colossaux. 273 000
réussirent la prouesse et constituèrent « la Classe 77 ». On nous
précise que, trente ans plus tard, les admissions sont redevenues normales :
58% des 9 millions de candidats accèdent à des études supérieures. Notons que
ces chiffres massifs devraient faire réfléchir ceux qui pensent encore que la
Chine est un immense atelier fabriquant des T-shirts, des chaussures de sport
et des jouets. Ces futurs diplômés créeront plutôt des voitures, des avions et
des logiciels !
Mais revenons à la « classe
1977 ». Cette génération qui dit elle-même qu’elle avait « la rage
d’apprendre » va jouer un rôle majeur dans les années à venir. Nous
n’aurons guère le temps de nous livrer à nos passions favorites de la nostalgie
et de l’improvisation face à des concurrents aussi acharnés à réussir que ces
miraculés de la révolution maoïste.
Autre pays, autres mœurs. La Russie
recrute ses élites économiques parmi les plus doués des membres des services
secrets (IHT 19 dec 07). Comme l’a dit Poutine durant sa campagne
présidentielle de 2000 : « Rien ne vaut un ancien
tchékiste ! » Et le magazine russe, « L’argent malin »
affirme fièrement : « Le KGB, c’est mieux qu’un PhD ». On sent
que, face à de tels concurrents, les belles règles de gouvernance des
entreprises, sur lesquelles Daniel Bouton a rédigé un rapport immortel, seront
de peu de poids.
Sans que le lien avec le KGB soit
explicité, nous pouvons nous réjouir de ce que la Russie ait gagné 40
milliardaires en dollars supplémentaires en 2007, ce qui porte les effectifs de
ce club restreint à 101 ! En tête, nous trouvons le roi de l’aluminium,
Oleg Deripaska, 40 ans et autant de milliards, suivi par d’autres boyards des
matières premières. La fortune de cette joyeuse bande a été multipliée par huit
en cinq ans, grâce à la flambée des cours des métaux rares : aluminium,
palladium, nickel, platine, titane. Sans titane russe, les Boeing, Airbus et
autres avions civils et militaires ne sauraient être construits.
Avec une constance admirable qui ne
doit rien aux lois du marché, les nouveaux oligarques prennent le contrôle du
pétrole, du gaz et des métaux précieux dont l’immense Russie regorge et
n’hésitent pas à arrondir leur pouvoir en achetant des mines d’Amérique du
nord, d’Australie et de Finlande.
Que faire face à une élite aussi
ambitieuse que celle de la Chine et une élite aussi mafieuse que celle de la
Russie ? Quatre principes de précaution me semblent s’imposer.
Le premier est de s’inspirer des
Etats-Unis qui savent faire émerger une élite nombreuse par une méritocratie
bien organisée. Les meilleures universités attirent les talents du monde
entier. Harvard comme Yale se sont lancées dans une compétition tonique pour
offrir l’inscription gratuite et même le vivre et le couvert aux étudiants
brillants d’origine modeste ou très modeste.
Le deuxième est de souhaiter que
l’Europe se réveille pour encourager une nouvelle génération qui conjugue les
talents de l’intelligence et les vertus d’un caractère bien trempé. On retrouve
là les idées souvent évoquées d’un méga dispositif Érasme, qui fasse circuler
les meilleurs étudiants à travers les meilleures universités du continent, et
d’un bond en avant du budget de l’enseignement supérieur européen.
Le troisième principe est de
renforcer le couple franco-allemand et plus généralement le groupe des
fondateurs de l’Union européenne ou celui de la zone euro, pour définir et
mettre en œuvre une stratégie énergétique, industrielle et monétaire qui ne
nous mette pas à la merci de voisins qui ne nous veulent pas vraiment du bien.
Le report de trois mois du sommet franco-allemand par notre vibrionnant
président est une faute lourde de plus à mettre à son passif. Plutôt que de
poursuivre la chimère d’une Union Euro-Méditerranéenne qui serait un
« machin » de plus, il doit s’occuper des intérêts vitaux de l’Europe
et de la France.
Quatrième principe : mettre un
terme au malthusianisme consanguin des grandes écoles françaises. Le rapport Attali
a proposé de quadrupler les promotions de Polytechnique et de l’ENA. C’était un
bon début qui a certainement fait s’esclaffer les membres du Club des 100,
entre la poire et le fromage.
Christian
Sautter
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