« Pour en
finir avec les conformismes » par Ségolène Royal
Le Point : Où en êtes-vous ? D'abord,
souhaitez-vous briguer le poste de premier secrétaire du Parti socialiste ?
Ségolène Royal : Ce que je souhaite, c'est que nous, les socialistes,
soyons à la hauteur de la responsabilité historique qui est la nôtre dans un
monde qui se transforme à vive allure et dans une France où même ceux qui se
croyaient à l'abri sont aujourd'hui en proie à l'inquiétude parce que la
précarité envahit tout. Seuls les privilégiés et les héritiers sont à l'abri,
ceux que les premières décisions de Nicolas Sarkozy ont particulièrement
choyés. Les électeurs s'en sont rendu compte ! L'initiative économique est en
panne et les inégalités n'ont jamais été aussi insolentes. Pour transformer le
vote sanction qui vient de s'exprimer en vote d'avenir, il faut un idéal, un
projet, une équipe et un leader. Et, comme l'a décidé la direction de notre
parti, les militants choisiront en novembre. Ils sont de plus en plus nombreux
à me solliciter. Je ne veux ni les abandonner ni précipiter les étapes. Il faut
bâtir pierre après pierre une nouvelle maison. Les fondations sont solides,
j'en suis sûre.
Combien de temps peut-on attendre pour se confronter au PS ?
Je ne me confronte pas au PS, j'en suis ! Mon parti m'a même désignée pour
porter ses couleurs lors de l'élection présidentielle. Ce qui me donne des
devoirs. J'ai soutenu à leur demande, dans toute la France, nos candidats aux
élections municipales. Partout, j'ai ressenti l'exaspération contre le pouvoir.
La question n'est donc pas de se confronter entre socialistes, ce serait même
désastreux. C'est sans doute ce qu'attend la droite pour faire oublier ses
échecs et ses promesses trompeuses. Je mets en garde toutes celles et tous ceux
tentés par le retour des petites phrases discourtoises. Trop de Français sont
en souffrance ou en attente pour autoriser ce genre de fantaisie. Le sens du
sérieux et de la responsabilité s'impose.
Vous travaillez sur votre projet. Pouvez-vous commencer à définir ce qu'est
le « ségolénisme » ?
C'est d'abord un itinéraire. Celui d'une femme politique qui n'était
apparemment pas programmée pour cela, mais à qui la République a permis ceci :
surmonter bien des épreuves et assumer la chance de se mettre à son service.
C'est ce qui me permet sans doute de regarder la réalité en face, sans
oeillères, pour entendre ce que les Français disent de la vie telle qu'elle
est. Tant pis si cela bouscule certains préjugés : il faut en finir avec les
conformismes. Et tant mieux si cela permet de mieux comprendre pourquoi,
parfois, les politiques publiques les mieux intentionnées n'atteignent pas ou
plus leurs objectifs. Je m'efforce de bâtir une vision du monde et une
proposition pour la France émancipées des schémas tout faits qui inhibent la
pensée et l'action. J'essaie de voir ce qu'il y a de légitime dans des
affirmations apparemment contradictoires et d'en tirer de nouvelles synthèses
qui permettent de construire les solutions nouvelles. Par exemple, je
revendique pour la gauche l'intérêt bien compris des entreprises et de leurs
salariés. Je tiens, dans l'économie moderne, l'investissement dans le capital
humain et dans l'innovation pour des facteurs majeurs de compétitivité et de
progrès social. Je trouve aberrant le maquis bureaucratique des aides aux
entreprises qui ne bénéficient pas à celles qui en ont le plus besoin : nos
PME, principales créatrices d'emplois mais insuffisamment épaulées dans leur
croissance et à l'exportation.
Même chose pour l'autorité, notion à mes yeux fondamentale avec laquelle la
gauche est parfois mal à l'aise et que la droite confond avec un autoritarisme
dépassé. Je crois, moi, que la juste autorité est, dans la famille, protectrice
de l'enfant et condition de sa liberté à venir. Et je crois que, dans la
société, elle est ce qui s'oppose à l'abus de pouvoir, car sa légitimité se
mérite et suppose l'acquiescement des citoyens à des règles communes qui ne
soient pas le masque des injustices, mais le moyen de les corriger. Au fond, si
je devais résumer mon approche, je dirais qu'elle allie une grande fermeté sur
les valeurs fondamentales de justice sociale et de liberté individuelle à un
parti pris pragmatique, soucieux de résultats concrets, tangibles, vécus par
tous. C'est ma boussole dans un monde à bien des égards incertain, complexe, où
la lutte de tous contre tous est le danger principal. C'est tout le paradoxe de
notre modernité, dont l'actuelle globalisation est une nouvelle étape : comment
redéfinir, dans le contexte d'aujourd'hui, les droits et les devoirs
réciproques de l'individu et de la société, de telle sorte que la liberté de
conduire sa vie, à laquelle chacun aspire, ne soit pas le privilège de
quelques-uns, mais le droit collectivement garanti de tous ?
Le grand débat n'est-il pas aujourd'hui entre le socialisme et le
libéralisme ?
De quel libéralisme parlez-vous ? Si c'est du libéralisme politique, il est
depuis l'origine indissociable du socialisme démocratique. Voyez Pierre Leroux,
l'inventeur du mot socialisme en 1840, Jaurès justifiant contre Jules Guesde la
défense du capitaine Dreyfus et affirmant que « l'individu est la mesure de
toute chose » , Blum anticipant lors du congrès de Tours la dérive dictatoriale
du communisme soviétique, Mitterrand abolissant la Cour de sûreté de l'Etat et
la peine de mort. La liste serait longue de la contribution des socialistes au
renforcement des libertés individuelles et politiques ! Si vous appelez
libéralisme cette idéologie du laisser-faire, laisser-aller, qui, depuis l'aube
du capitalisme, oppose les vertus de la main invisible du marché aux régulations
de la puissance publique et l'harmonieuse convergence des intérêts particuliers
à la construction volontaire de l'intérêt général, alors oui, le socialisme ne
mange pas de ce pain-là et il n'est pas le seul. Le gaullisme non plus ne
tombait pas dans ce panneau. Et la République s'est construite, non sans mal,
non sans reculs, contre cette illusion naturaliste.
Le libéralisme n'est-il pas une belle idée de gauche à l'origine, inventée
au XVIIIe siècle, contre la monarchie ? Pourquoi la gauche l'a-t-elle
diabolisée ?
Je vais vous dire le fond de ma pensée : les véritables héritiers de la belle
tradition du libéralisme politique, qui est au fond l'autre nom de la
démocratie, ce sont tous ceux, à gauche mais pas uniquement, qui savent combien
les libertés politiques sont fragiles si l'on fait l'impasse sur les inégalités
sociales. C'était vrai hier et ça l'est toujours aujourd'hui. Car la liberté du
renard dans le poulailler, on sait ce que cela donne !
Votre projet consiste-t-il à réhabiliter la concurrence et le marché ?
La bonne question est : que fait-on pour que l'économie de marché et la
concurrence (qui serait bienvenue du côté de la grande distribution) ne dictent
pas leur loi désordonnée à une société prise en otage par les intérêts
particuliers mais servent au bien-être de tous ? Il nous faut apporter une
réponse d'aujourd'hui à cette question. Au-delà, le socialisme ne peut pas se
contenter d'aménager le capitalisme financier à la marge. On attend de nous une
autre façon de produire les richesses et de les distribuer. On me disait par
exemple : impossible de conditionner les aides aux entreprises à l'interdiction
de délocaliser ou de licencier en cas de bénéfices ; je l'ai fait dans ma
région et nous sommes aujourd'hui l'une des mieux placées en termes de
créations d'entreprises !
Certains de vos adversaires au PS vous accusent de vouloir tirer le parti vers
la droite. L'heure de l'aggiornamento n'a-t-elle pas sonné ?
C'est vers l'avenir que je m'emploie à tirer le Parti socialiste. Une chose est
sûre : à l'heure de la crise des subprimes , des errements de la Société
générale et du scandale de l'UIMM, c'est la droite qui est en faillite
idéologique. Il est piquant de constater que ceux qui, hier encore, tapaient à
bras raccourcis sur les insupportables ingérences de l'Etat, l'appellent
aujourd'hui au secours et vont clamant que les marchés financiers ne peuvent se
réguler tout seuls. J'ai comme l'impression que la lucidité et la modernité
penchent aujourd'hui à gauche... Raison de plus pour aller au bout de ce que
nous avons amorcé.
La gauche française n'a-t-elle pas de leçons à prendre dans les expériences de
Gerhard Schröder, de Tony Blair ou des social-démocraties nordiques ? Et
lesquelles ?
Elle a, je le dis depuis longtemps, à tirer les leçons de ce qui marche et de
ce qui ne marche pas chez nos voisins. Vous auriez pu citer Zapatero, sous la
conduite duquel l'Espagne se métamorphose à grands pas. Mais il n'y a pas de
modèle mécaniquement transposable, plutôt une inspiration à puiser dans les
expériences des uns et des autres, sans oublier que la social-démocratie
traditionnelle est elle aussi en crise.
L'étape suivante, ce n'est pas le retour au congrès de Bad Godesberg, il y a
un demi-siècle ! Le monde a changé, le socialisme doit changer pour rester
fidèle à sa mission. Nos amis scandinaves ont, les premiers, su concilier
l'ouverture à la compétition mondiale et la consolidation des solidarités
nécessaires, la souplesse dont les entreprises ont besoin et la sécurité que
les salariés sont en droit d'attendre pour ne pas vivre mobilité et
reconversion comme un drame, la force d'un mouvement syndical puissant et la
qualité d'un dialogue social permettant d'anticiper ensemble les mutations à
réussir.
Ce parti pris garde, sur le fond, une grande actualité, mais les outils sur
lesquels il s'est appuyé se sont usés au fil du temps. Et les dérégulations
réalisées en Suède sont loin d'être toutes un succès, en particulier dans le
domaine de l'énergie. Il n'y a donc pas de recette du socialisme moderne, mais
des questions, des réussites et des échecs à mettre en commun pour que chacun,
avec son histoire propre, en tire des conséquences opérationnelles pour son
pays. Je suis conviée en Europe du Nord et en Allemagne, et c'est de cela que
nous allons discuter avec les socialistes.
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Lire la suite "Tout un programme, des idées, de la profondeur, de l'énergie, encore, oui encore" »
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