Voir
loin, agir proche
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La technologie est nécessaire, mais
elle n’est pas suffisante. Stéphane Hessel et Robert Lion ont démontré que la
réussite passait d’abord par une aide technique aux exploitations familiales,
ce qu’a fait l’association Agrisud pour 20 000 exploitations (Le Monde 230408).
Aussi par la fin du déversement permanent
des surplus agricoles américains et européens bradés à très bas prix, sous
prétexte d’aide alimentaire. Enfin par
la limitation des cultures industrielles d’exportation (les dernières à la mode
étant celles débouchant sur des biocarburants) qui accaparent les surfaces et
entretiennent des réseaux capitalistes ou néo-coloniaux parasitaires.
Pourquoi ne pas reproduire à
l’échelle africaine ce que fut le Plan Marshall à l’échelle européenne, après
la guerre ? Les fournitures quasi-gratuites des pays développés seraient
revendues par l’État aux populations à un prix raisonnable, qui permettait
l’essor de la production locale et l’accumulation d’une épargne finançant les
investissements de modernisation. Cela suppose qu’il existe un État ou plutôt
une association d’États. Si le Plan Marshall a été un catalyseur du futur Marché commun
européen, on peut rêver d’amorcer ainsi un Marché commun africain qui parlerait
d’une voix plus forte dans les négociations commerciales internationales
menaçant de broyer ce qui reste d’agriculture familiale en Afrique.
À l’augmentation quantitative de la
population se superpose un progrès qualitatif du niveau de vie. On ne peut que
se réjouir de voir une nouvelle classe moyenne de plusieurs centaines de
millions de Chinois et d’Indiens accéder à la consommation de viande, dont
chacun sait qu’elle exige plus d’énergie, plus d’eau, plus de ressources d’une
terre arable limitée. Il n’est donc pas surprenant que les prix agricoles
augmentent sur longue période, comme progresseront les prix de l’énergie et
ceux de l’eau, au fur et à mesure que la rareté deviendra pressante.
Mais cette évolution, tout à fait
compréhensible, peut-elle expliquer un bond en un an de 120% des prix des
céréales et de 80% pour le riz ? On peut certes appeler à la rescousse la
grande sécheresse qui frappe l’Australie et tel ou tel aléa climatique, mais le
compte n’y est pas. Il y a autre chose, sur lequel un excellent article du
Monde nous éclaire (240408). Vous remarquerez que je cite trois fois ce quotidien
dans une même lettre. C’est le signe que les articles prennent du fond et pas
seulement de l’élégance de style et j’espère que les étudiants
« découperont » à nouveau les papiers intéressants comme on le
faisait à l’époque de Beuve-Méry. Prions pour que ce média ne sombre pas dans
le désastre économique qui menace toute la presse écrite d’opinion.
Que nous dit cet excellent
article ? « La spéculation sur les matières premières affole le monde
agricole ». Les marchés de Chicago et celui de Paris sont tourneboulés par
l’arrivée de capitaux qui n’ont jamais vu un boisseau de blé et qui anticipent
une hausse des cours, que leur pression contribue à amplifier. À Paris, marché
modeste, le nombre de contrats sur le blé est passé de 210 000 à 970 000 entre
2005 et 2007. À l’origine, ces marchés permettaient aux agriculteurs de vendre
à l’avance leur récolte et d’éviter ainsi d’emprunter massivement jusqu’à ce
que l’argent rentre après la moisson. Il n’y avait qu’une transaction par an,
pour faire simple. Aujourd’hui, il y a des milliers de transactions par jour,
au casino du capitalisme financier qui, toujours plein d’imagination, vient
d’ouvrir une nouvelle salle de jeu, consacrée aux matières premières agricoles.
C’est là que nous passons des
millions d’hommes qui risquent de mourir de faim dans les années qui viennent,
à une poignée de misérables, moralement s’entend (IHT 160408). Ils sont 25, ces
gestionnaires de fonds spéculatifs qui ont plutôt bien gagné leur vie en 2007.
Prenons le cas de Monsieur John Paulson.
Cet homme de 52 ans, à l’évidence très intelligent, a gagné 3,7 milliards de
dollars (oui, ce sont des milliards, pas des millions) en pariant sur
l’explosion de la bulle des « subprimes », cette pyramide de crédits
hypothécaires extravagants aux Etats-Unis, mais aussi au Royaume-Uni, en
Espagne, en Irlande (et peut-être en France ? mystère). La médaille
d’argent (2,9 mds $) va à Georges Soros, 77 ans. Il a encore du talent, celui
qui avait fait plier la livre sterling en 1992 ! Les 25 spéculateurs d’élite
ont ainsi amassé en un an un joli pécule de 22 milliards de dollars, somme que
l’on peut comparer aux 1,4 mds $ nécessaires pour sortir 100 millions de
personnes de la disette !
Comment marche un fonds
spéculatif ? Des individus riches, des fondations universitaires, des
fonds de pension confient des capitaux à ces corsaires, avec l’espoir d’une
coquette rémunération. À partir de cette mise initiale, les « hedge
funds » empruntent massivement pour jouer à la hausse ou à la baisse sur
tous les marchés financiers (y compris les matières premières agricoles, depuis
que l’immobilier et l’énergie ont perdu de leur magie). Le spéculateur garde 2%
des sommes qui lui sont confiées et 20% des profits réalisés, ce qui laisse 80%
des bénéfices aux épargnants vertueux, qui condamnent les horribles
spéculateurs durant les dîners en ville.
Le même article souligne le
contraste entre « cette élite financière agile » et les millions de
familles américaines dont le pouvoir d’achat baisse et l’emploi est menacé.
C’est la première fois depuis la guerre que durant un cycle d’expansion, de
2001 à 2007, le pouvoir d’achat des familles américaines a baissé, de
61000 à 60500 $ ! Et savez-vous quelles sont les deux années où la
distribution des revenus a été aussi inégale aux Etats-Unis qu’en 2007 ?
1913 et 1928. No comment.
Si je ne vous ai pas convaincu que
la version actuelle du capitalisme financier est une absurdité morale, mais
aussi économique (pas de consommation =
pas d’expansion), j’en serais dépité. Deux conclusions.
Premièrement, c’est d’Amérique que
viendra la nécessaire « régulation » des fonds spéculatifs, qui ne
sont que la partie émergée d’une incroyable pulsion d’enrichissement sans
cause. Une élite dévoyée de rentiers appauvrit les Américains et discrédite les
vrais entrepreneurs, ceux qui gagnent du vrai argent à la sueur de
l’innovation. Les échos que nous recevons de la campagne électorale en cours ne
mettent pas l’accent sur ce sujet crucial. Lequel des deux candidats démocrates
sera le Roosevelt qui remettra le capitalisme et la société américaine sur des
bases saines ? La petite musique protectionniste que l’on entend n’est
guère encourageante. Les maux de l’Amérique ne sont pas à l’extérieur mais à
l’intérieur. Et les maux de l’Europe sont les mêmes, en plus amortis.
Deuxièmement, il faut étouffer à la
source cette pulsion spéculatrice. Taxer les « hedge funds » est
probablement difficile tant ils sont agiles. Mais taxer leurs transactions ne
pose pas de difficulté majeure. Une taxe minime ne gênerait pas le fermier qui
vend en une fois une partie de sa récolte. Mais elle pèserait lourd sur les
centaines de milliards de dollars qui font des allers et retours dans la
journée. Cette taxe urgente a un nom : la taxe Tobin. Si les Etats-Unis la
mettent en œuvre, le monde suivra.
Le moment est venu de récompenser le
travail et l’innovation et de dire : haro sur la rente et la
spéculation !
Christian Sautter
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