Mai 68 :
inventaire avant liquidation ?
Mai 68 : inventaire avant liquidation ?
Lundi 05 Mai 20h45
Salle de réception du stade de Balma
http://lecafepolitique.fre.fr
pour la présentation du débat
-------------
Mai 68 : héritage et héritiers.
mardi
29 avril 2008, par François
Saint Pierre
Enjeux de mémoire.
Les
archives de 68 sont extrêmement abondantes et nombre d’acteurs sont toujours
vivants. L’histoire factuelle des événements de mai 68 est déjà écrite, mais 40
ans après, éditorialistes, essayistes, sociologues, politologues, historiens,
etc, essayent encore de donner du sens à ce moment historique. Ce printemps 2008 a
vu l’éclosion d’une
floraison de livres, d’articles de débats et d’émissions sur mai 68. Se
situer
positivement ou négativement par rapport à cette période, c’est aussi s’engager
clairement dans les luttes politiques d’aujourd’hui. L’écriture de l’histoire a
toujours été une arme de guerre pour les pouvoirs en place ou pour les
idéologies. Montrer, à travers des exemples historiques, la faillite des idées
de l’adversaire est la démonstration idéale en politique. A la fin du mois de
juin 68 pour des millions de personnes, qui avaient cru un temps pouvoir
changer le monde, est arrivé l’heure de la défaite politique. Ironie de
l’histoire les soixante-huitards sont accusés d’avoir profondément modifié la
société, dans le mauvais sens évidemment. Pire, ceux qui se vivaient comme des
anti "société de consommation" sont accusés d’avoir favorisé la montée
de l’ultralibéralisme et de l’individualisme.
La droite
n’a jamais apprécié l’anti-autoritarisme de mai 68 et les communistes ne
pouvait pas être d’accord avec un mouvement qui majoritairement, contrairement
à la théorie léniniste, voulait changer le monde sans se préoccuper de prendre
le pouvoir. Les accords de Grenelle négociés par les syndicats ont été
rapidement minimisés. Dans un premier temps on aurait pu penser que l’histoire
ferait un bilan mitigé : défaite politique, compromis social, changement
sociétal positif. Après le passage du SIDA et le come back sur la scène
médiatique des moralistes, la révolution sociétale a été disqualifiée. Cette
époque, qui pendant longtemps a été présentée comme une grande avancée pour les
droits de la personne humaine a fini par se faire accusée d’avoir été à
l’origine de la déliquescence familiale ou d’avoir favorisé la pédophilie. A
coup
d’images chocs et de reportages mettant en valeur ceux de cette génération qui
sont devenus des "people", les grands médias ont réussi, anniversaire
après anniversaire, à imposer, comme version dominante, celle d’un gros chahut
d’étudiants bourgeois qui avaient envie d’un peu plus de liberté sexuelle.
Génération de privilégiés qui auraient ensuite profité à fond de la société de
consommation. Pendant ce temps des intellectuels de droite ou de gauche
expliquaient que mai 68 n’était que le début d’une dérive narcissique et
individualiste qui ouvrait la voie à l’emballement de la société de
consommation et à l’ultralibéralisme des années 80/90. A la suite d’Alain
Finkielkraut, Nicolas Sarkozy accusait pendant sa campagne électorale mai 68
d’être à l’origine d’un "relativisme intellectuel et moral"
désastreux pour toute la société. "Il est interdit d’interdire" n’est
plus compris comme une critique de l’autoritarisme abusif, mais comme le refus
de l’autorité nécessaire au fonctionnement de la famille et des institutions.
Rare aujourd’hui sont les intellectuels qui comme Daniel Ben Saïd ou Alain
Badiou acceptent sans broncher l’étiquette 68.
Devant une
lecture aussi négative, la question n’est pas de savoir s’il faut liquider
l’héritage de 68 mais plutôt de savoir s’il y a encore des héritiers. Si
certains comme Cohn-Bendit ou Serge July ont publiquement renoncé à assumer cet
héritage en est-il de même de tous ces anonymes, étudiants ou ouvriers qui ont
pris la parole pendant ces mois de mai et juin ? Plus important y a-t-il
des leçons de ce moments historique qui pourraient être utiles aux générations
suivantes ?
Le contexte national et international.
S’il est
légitime de mettre l’accent sur ce qui s’est passé en France, il ne faut pas
oublier que le monde entier a été concerné par cette période.
L’anticolonialisme s’est traduit entre 1965 et 1968 par de nombreuses
manifestations contre la guerre du Vietnam, souvent assez violentes car mal
supportées par les pouvoirs en place, dans la plupart des grands pays
occidentaux. Ces manifestations qui se voulaient pacifistes n’étaient pas un
soutien au communisme mais traduisaient le refus d’actes de guerre inhumains.
Dans cette période de décolonisation et avec les premiers effets de la
mondialisation émergeait une conscience égalitaire mondiale qui reconnaissait
le droit de chaque peuple à être respecté malgré les différences.
L’anti-impérialisme ne peut se réduire comme souvent on a essayé de le dire à
un anti-américanisme primaire.
Les locaux
universitaires n’arrivaient pas à contenir l’augmentation du nombre
d’étudiants, environ 20% par an par exemple dans une université comme Toulouse
dans les années 60. L’enseignement universitaire jadis réservé à l’élite s’est
étendu aux enfants des classes moyennes et comportait en 68 environ 10%
d’enfants d’ouvriers. Les amphithéâtres surchargés étaient le lieu commun des
universités européennes. Plutôt que de faire un effort financier important le
gouvernement de l’époque avait proposé pour résoudre la pénurie de locaux de
mettre en place un processus de sélection à l’entrée des universités.
La culture
des années 60, influencée par la beat génération, puis par le mouvement hippie
s’est fortement retrouvée en décalage avec celle des générations précédente.
Cela s’est traduit dans le monde artistique par l’émergence de nombreux
courants d’avant garde qui remettaient en cause les valeurs esthétiques
classiques. La musique rock puis la pop symbolisaient auprès de la jeunesse
leur volonté d’une profonde rupture culturelle par rapport aux générations
précédentes.
Si la
croissance était au rendez-vous dans les pays occidentaux la démocratie était
restée à la porte des entreprises, les patrons étaient tous plus ou moins
paternalistes mais pas du tout prêts à reconnaître plus de droits aux syndicats
et à accorder plus de pouvoirs d’achats aux salariés. Le système soviétique qui
avait servi pendant quelques années de référence idéologique n’était plus prisé
par les intellectuels qui venaient de découvrir le goulag. La contestation de
ce système commencé à prendre des formes de plus en plus radicales en Pologne,
en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. Si le "métro, dodo, boulot"
était remis en cause, le modèle communiste n’était déjà plus crédible et les
critiques de la société de consommation étaient encore hors du champ politique
traditionnel.
Les
premiers textes d’écologie politique commençaient à émerger dans les mouvements
antinucléaires et dans le PSU, qui était alors inspiré par les ouvrages de
Jacques Ellul. Au départ ces textes, mélange d’une critique de l’idée de
progrès et des premières inquiétudes sur le devenir de la nature dans ce monde
en rapide expansion, essayaient de dépasser la dichotomie capitalisme/marxisme.
Les
changements dans les mœurs avaient été amorcé dés le début de la guerre. Le
rapport
Kinsey a été publié en 1948 /1953 et en 1966 sont publiés les premiers travaux
de Masters & Johnson. Depuis les années 1960 le Women’s Lib structure aux
États-Unis la lutte des femmes pour l’émancipation. En France depuis Simone de
Beauvoir le féminisme gagnait du terrain et dans les années 60 les études
sociologiques montrait clairement que la société était en profonde mutation.
C’est dans
cette ambiance mondialement contestataire par rapport à l’ordre établi que
commence en France le 22 mars les premiers événements universitaires repérés
par la presse comme méritants de faire l’actualité. Ce n’est pas la France qui
s’ennuyait, comme l’écrivait naïvement Pierre Vianson-Ponté dans le Monde du 15
mars 1968, mais les médias qui oubliaient de regarder les mutations en cours.
Les événements
Des centaines de manifestations.
Des facultés et des lieux à
vocation artistique occupées.
Une dizaine de nuits avec des
barricades.
Un mois de grève générale, la
France paralysée
Les accords de Grenelle, jugés
décevants eu égard à l’importance de la grève, non signés, mais conclus le 27
mai.
Un pouvoir flottant.
Une manifestation avec Malraux en
tête le 30 mai pour soutenir le Général de Gaule.
Une magistrale victoire
électorale de l’UDR le 23 et 30 juin.
En France il n’y a eu que 7 morts
et 2000 blessés, ailleurs ce fut parfois bien plus violent.
La diversité sociale et idéologique
Un mythe
perdure : celui d’une révolte des enfants de la bourgeoisie. Si
à
cette époque l’université était difficile d’accès pour les catégories sociales
défavorisées, bon nombre de ceux qui avait réussi à y rentrer se sont retrouvés
dans le mouvement. La jeunesse issue de la classe ouvrière n’a pas été mise en
valeur par la classe médiatique qui par narcissisme a accentué le côté
bourgeois et parisien des événements. Pourtant c’est cette jeunesse qui a
permis un lien à la base entre les ouvriers et les étudiants. Ce lien n’a pu
être créé au sommet des organisations syndicales et étudiantes prisonnières des
présupposés idéologiques de l’époque.
En 68 les
possédants ont eu une sacrée trouille. A tort évidemment car 68 ne pouvait
absolument pas prendre le pouvoir et les déposséder de leurs avantages acquis.
Avoir des avantages et des privilèges rend réactionnaire à tout changement,
Malraux mais aussi pas mal de notables intellectuels de l’époque ont occupés
activement l’espace de la frilosité. Naturellement
bon nombre de
soixante-huitards, applaudis et encouragés par les conservateurs, sont devenus après
leur réussite sociale des sacrés réactionnaires.
Ce qui a
fait la force de ces événements c’est la participation, certes à des degrés
divers, de quasiment toutes les catégories sociales et de tous les courants
politiques.
La droite conservatrice après
avoir eu quelques doutes a mis toute ses forces du côté de l’immobilisme.
La droite libérale, pourtant très
critique sur la manière, a apprécié la remise en cause du national
républicanisme. Par la suite elle a cherché des convergences notamment du côté
sociétal, cela lui a permis de supplanter en 1974 les héritiers du gaullisme.
Les socialistes n’ont pas tout
compris sur le moment, mais se sont en général rallié avec retard aux idées de
68. Le ralliement d’une bonne partie des anciens PSU au parti socialiste lui
ont permis après-coup de récupérer une partie de l’héritage. Cela explique les
attaques extrêmement violentes de Nicolas Sarkozy contre cette période, pendant
la dernière campagne électorale des présidentielles.
Les communistes n’ont pas soutenu
le mouvement étudiant et ont essayé de bien le séparer de la grande grève
ouvrière.
Les gauchistes avaient une vision
très politisés de l’action mais ils étaient très minoritaires dans le
mouvement. Ce sont eux qui ont un moment cru au grand soir et qui ont été déçu.
Les anarchistes organisés ont
activement participé mais ils étaient extrêmement minoritaires. Par contre les
libertaires spontex étaient finalement assez majoritaires. Présents dans les
actions mais sans volonté réelle de prendre le pouvoir c’est eux qui ont donné
la tonalité dominante de 68.
Les situationnistes, radicaux
marginaux mais efficaces, inspirés par des théoriciens brillants comme Guy
Debord ou Raoul Vaneigem, ont souvent été les auteurs de slogans remarquables.
Les maoïstes étaient un petit
groupe d’intellectuels parisiens basé essentiellement à l’école normale
supérieure de la rue d’Ulm, qui se sont surtout fait remarquer dans la période
qui a suivi le mois de mai. Très bons élèves ils ont souvent fait de belles
carrières professionnelles et, par facilité, les médias en ont souvent fait le
prototype du soixante-huitard. Évidemment leur maoïsme n’avait pas grand-chose
à voir avec le réel de la Chine et tenait plus d’un snobisme politique qui leur
permettaient de se décaler du communisme de l’union soviétique.
Les grands intellectuels
Lévi-Strauss, Lacan, Bourdieu, Foucault, Derrida, que l’on a accusé d’être à
l’origine du "relativisme intellectuel et moral" ont tous gardé une
grande distance avec les événements proprement dit.
Les conséquences.
Sur le
moment mai 68 a
été vécu de manière positive par la population. Peu
ont vraiment cru au grand soir
qui allait changer le monde mais beaucoup ont vécu cette période comme un
moment privilégié de participation à l’Histoire. Rares, parmi ceux qui ont
participé aux manifestations ou aux grèves, sont ceux qui en parle
négativement. Si la droite a réussi à minimiser l’événement elle n’a pas réussi
à en faire une lecture triste !
Le pouvoir
en place n’a pas été renversé et les élections de juin ont confirmé la main
mise de la droite sur le parlement, pourtant à partir de 68 la droite
républicaine allait petit à petit évoluer vers un social-libéralisme moderne
notamment sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing.
Les
accords de Grenelle bien extrêmement minimisés dans le discours officiels ont
redonné confiance à la classe ouvrière et ont participé en profondeur à la
modification des rapports dans les entreprises : 68 marque la fin du
modèle paternaliste.
Si 68 a
gardé malgré toutes les
attaques une image positive c’est parce que les paroles qui jaillissaient dans
tous les sens et apparemment sans grande cohérence idéologique ont été
finalement performatives. La société a été en quelques années transformée en
profondeur, la France d’avant 68 représente pour les jeunes générations
d’aujourd’hui un passé complètement révolu.
Mai 68 et le relativisme moral.
Une
société pour tenir a besoin de structures. Ce qui fait tenir ces structures,
c’est une acceptation sociale profonde construite dans un temps long et en
référence aux fondamentaux anthropologiques. 68 et toute la période 60/70 a
remis en cause la rigidité des structures sociales et notamment la force des
interdits moralisateurs. Les rapports de domination ont été attaqués dans le
couple, dans la famille, dans l’entreprise, etc.... Ceux qui pensent que la
morale c’est le respect de règles universelles et intemporelles n’ont pas du
tout apprécié. 68 n’est pas le refus de la morale, mais un moment de remise en
question des fondamentaux qui servent à construire les références morales.
Cette époque a été un moment intense pour la pensée des droits de l’homme. La
morale politique qui commençait à se mettre en place à l’époque était :
"tout s’achète - tout se vend", morale qui a trouvé son heure de
gloire dans les années ultralibérales dominées par les figures de Thatcher et
de Reagan. Le modèle de la morale kantienne, qui dans sa version excessive
revient au respect scrupuleux de la légalité, a été effectivement fortement
contesté par un mouvement qui était plutôt du côté de l’éthique habermasienne.
La morale sans se couper des grandes valeurs fondamentales, égalité, liberté,
solidarité, justice, doit se construire par l’échange dans une démocratie
participative et délibérative et n’est surtout pas la soumission au vieux
système patriarcal autoritaire.
Retour sur l’avenir.
Mai et
juin 68 c’est le moment phare de la période des années 60/70 les années 80/90
sont dans le monde celles de l’aveuglement ultralibéral et en France celle de
la déception socialiste. Depuis quelques années la jeunesse, qui n’est pas
aussi lobotomisée, par la société de consommation, qu’on veut bien le dire
semble, aller vers une lucidité critique et pessimiste. Le malaise dans la
mondialisation est de plus en plus palpable. La croissance est toujours l’alpha
et l’oméga de la classe politique de ce monde dit démocratique dont nous sommes
si fiers. Il n’y a pas que les cassandres écologiques pour avoir un doute sur
la durabilité de notre modèle social. Sur les murs de 68 on pouvait lire
"il faut explorer systématiquement le hasard", il serait temps de
sortir des positions économiques dogmatiques qui conduisent la société sur un
mur. Après l’échec du communisme, il ne s’agit pas de reconstruire une position
idéologique naïve, mais de penser les articulations nécessaires entre une
mondialisation durable et les droits de l’homme dans une démocratie sociale.
Internet, qui véhicule parfois le pire, est peut-être le meilleur moyen de
favoriser la prise de parole de tous les citoyens du monde, condition
nécessaire pour changer nos représentations et pour essayer de faire évoluer la
société vers un avenir meilleur.
Les commentaires récents